PROUST POUR LES NULS



PROUST POUR LES NULS


"Du côté de chez Swann" a 100 ans: quatre moyens de faire croire que vous avez lu Proust
Le 14 novembre 1913, Marcel Proust publiait à compte d'auteur Du côté de chez Swann, premier volume d'À la recherche du temps perdu, chef d'œuvre qui fascine toujours d'innombrables lecteurs et fans à travers le monde.
Ce premier volet est composé de trois parties. Dans Combray, le narrateur se remémore son enfance; Un amour de Swann suit les relations tourmentées entre le jeune Charles et Odette de Crécy; et Noms de pays: le nom évoque rêveries et envies de voyages.
Lire aussi : À la recherche de Marcel Proust, de Jean-Paul et Raphaël Enthoven
De même qu'en littérature anglo-saxonne, il est de bon ton de prétendre avoir lu dans son intégralité Ulysse de James Joyce, l'œuvre de Marcel Proust a toujours été assaillie par des hordes de puristes, de snobs, de fétichistes et d'imposteurs.
À l'heure de célébrer ce centenaire, glissons-nous dans la peau de ces derniers et tentons de définir quelques subterfuges et mensonges littéraires qui permettront à ceux qui n'ont jamais lu Proust de tenir tête à un interlocuteur qui voudrait étaler sa science de Swann.
citation proust

Préparez une anti-sèche. Internet regorge d'outils qui vous permettront d'obtenir les passages souhaités. Vous pouvez vous rendre sur n'importe quelle encyclopédie en ligne (Evene, Wikipédia) et vous faire livrer 300 grammes de Du côté de chez Swann.
Méfiez-vous, certaines citations sont tellement passées dans le langage courant qu'elle n'auront aucun effet sur l'assistance. Si vous n'avez jamais lu Proust, ne vous embarquez pas sur le chemin de la facilité en apprenant le célèbre incipit -"Longtemps, je me suis couché de bonne heure"- par cœur.
De même, protégez-vous du contexte. Signalez que la phrase "Il n'y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la vie à l'esthétique du mélodrame" ne concerne pas nécessairement des pratiques sexuelles.
Enfin, interrogez votre conjoint(e) avant de lâcher un résonnant: "Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre!"
Dernière solution, encensez Proust par procuration en citant l'écrivain américain Daniel Mendhelson: "Ce qui impressionne chez lui, c'est combien il s'intéressait à tout le monde, à la politique, au désir, à la nature. Sa scène, c'était le monde". Un vernis qui devrait tenir quelques dîners.


2. Louvoyer

proust bd

Il y a des moyens beaucoup plus simple d'accéder à Proust que ses livres. Dans une enquête publiée par le Daily Telegraph en septembre, 42% des personnes interrogées déclaraient compter sur les adaptations cinématographiques et télévisuelles, ou des résumés piochés sur Internet pour prétendre avoir lu leurs classiques.
Heureusement, Proust a eu le droit à tous les traitements: théâtre, livre audio, téléfilm (celui réalisé par Nina Companéez et diffusé sur France 2 en 2011) et cinéma avec des longs métrages de Raoul Ruiz, Volker Schlöndorff ou Chantal Akerman.
Mais la version de Proust la plus étonnante vient des Boloss des belles lettres, un concept imaginé par Quentin Leclerc et Michel Pimpant pour raconter la littérature classique autrement, en l'occurrence en mélangeant argot, expressions familières, patois et verlan.

Voici un extrait de leur Swann:

"Ouin-ouin il fait une fixette sur sa daronne c’est clair quand elle le kisse pas avant qu’il écrase il se met à chialer il casse tout façon opération dragon bruce lee les flammes de l’enfer qui balance des droites dans sa chambre alors du coup sa daronne se radine viteuf elle lui lit les 3 petits haloufs et puis elle le kisse pour qu’il ferme sa gueule de rageux petit-joibour."
La bande-dessinée offre aussi une jolie adaptation d'À la recherche du temps perdu par Stéphane Heuet, publiée aux éditions Delcourt. Des extraits du texte proustien accompagnent les dessins et plusieurs dialogues additionnels. La suite est visible ici.
3. Feindre l'incompréhension

Une autre formule pour se tirer indemne du traquenard proustien: expliquez que vous n'avez rien compris. Ce qui vous empêche de faire une synthèse claire et précise du roman, c'est son style, pas votre goût.
Étayez vos arguments avec les mots de plusieurs membres des comités de sélection des maisons d'édition qui ont refusé le manuscrit de Du côté de chez Swann.
Refusé par la NRF, futures éditions Gallimard, avant d'être publié chez Grasset, Swann navigue entre les mains d'éminents lecteurs. L'éditeur Ollendorf, auquel Proust a envoyé un exemplaire, lui répondra par exemple:
"Cher ami, je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil."
Antoine Compagnon rappelle à ce titre que les meilleurs amis de l'auteur n'ont pas été immédiatement conquis, trouvant pour certains le récit "peu harmonieux", "inconcevable tant c'est quelconque" ou "horrible".
Il s'agit ensuite de persévérer dans le rejet plus longtemps qu'André Gide, l'un des piliers de la NRF qui avouera que dire non à Proust "aura été l'un des regrets, des remords les plus cuisants de [sa] vie", avant de lui écrire en 1914 une lettre d'excuses. Ne vous donnez pas cette peine.


4. Se justifier

Et puis pourquoi se fatiguer à mentir? Vous pouvez bien l'admettre que Proust, vous ne l'avez pas lu. Dans le but de vous déculpabilisez, Pierre Bayard a rédigé un essai -Comment parler des livres qu'on n'a pas lus, paru aux Éditions de Minuit- particulièrement éclairant. L'auteur y revendique notamment les "multiples trajets de lecture" et justifie son ouvrage avec humour:
"Enseignant la littérature à l'université, je ne peux en effet échapper à l'obligation de commenter des livres que, la plupart du temps, je n'ai pas ouverts. Il est vrai que c'est aussi le cas de la majorité des étudiants qui m'écoutent, mais il suffit qu'un seul ait eu l'occasion de lire le texte dont je parle pour que mon cours en soit affecté et que je risque à tout moment de me trouver dans l'embarras."



Pierre Bayard explique sa démarche: