Je viens de regarder "Diplomatie" de Volker Schlöndorff : le « problème von Choltitz »
Or, le réalisateur du Tambour a choisi, en adaptant la pièce de Cyril Gely, une autre version, plus efficace dramaturgiquement : dans son film, le général allemand, décidé d'abord à détruire la capitale, se laisse peu à peu persuader par le consul Nordling de n'en rien faire. "Choltitz aurait bien exécuté l'ordre, mais son propre état-major ne lui en donne pas les moyens. On lui refuse la dynamite dont il a besoin et on lui interdit l'accès aux avions du Bourget pour faire bombarder Paris. Par contre, il essaie de faire venir d'Allemagne les très gros canons avec lesquels il a détruit Sébastopol. Et il se renseigne sur les torpilles sous-marines entreposées près de l'École militaire. Mais il ne peut rien en faire. Ensuite, il ne bouge plus. Il est paralysé. C'est un homme hésitant, tiraillé, ce que j'ai essayé de montrer. Sa valeur principale était la famille. L'honneur de sa famille était-il davantage souillé s'il refusait d'exécuter l'ordre de Hitler ou s'il brûlait la ville ?"
Raide, sec et mal dégrossi
Ce tiraillement, Schlöndorff l'a perçu dans le protocole d'interrogatoire de von Choltitz par les Anglais, après son arrestation le 25 août 1944. La première phrase du protocole dit : "Ce général semble tout droit sorti d'un film hollywoodien." Raide. Sec. Mal dégrossi. C'est là qu'il commence à échafauder la théorie du sauvetage. Mais les Anglais notent qu'"il ne peut s'empêcher de [leur] donner des leçons de morale". Ce que Choltitz ignore, c'est que le soir, retrouvant les autres généraux allemands arrêtés, il est sur écoutes. Tous ses collègues lui tombent dessus : comment a-t-il pu capituler sans détruire Paris ? Choltitz se défend : il a toujours exécuté les ordres, même les plus horribles, "avec les dernières conséquences". Puis il interroge le général Ramcke, qui a rasé Brest, sur la technique qu'il a employée. "Il est donc curieux, analyse Schlöndorff. Mais partagé. Il demande si ce n'est pas un crime de guerre."Dans la réalité, le consul Nordling avait vu Choltitz à cinq reprises depuis le 7 août 1944. Comme on peut le lire dans ses Mémoires (Payot-Rivages), édités par l'historien Fabrice Virgili, le consul a négocié bien des points avec Choltitz : "Une trêve entre la Résistance et les Allemands. La libération des prisonniers politiques - promis sinon dans ces derniers jours à une déportation sans retour - et la distribution de nourriture aux Parisiens", énumère l'historien. Par contre, Nordling n'évoque pas l'ordre qu'aurait reçu Choltitz de détruire Paris ni de conversation sur ce sujet. S'il avait tenté d'infléchir Choltitz après le 20 août, il en aurait fait état. Du reste, le 23 août, Nordling, soumis à de multiples pressions dans une capitale en ébullition, est hors service, victime d'une crise cardiaque. Dans son ouvrage sur la Libération de Paris (Tallandier), Jean-François Muracciole va même plus loin : il ne s'agissait pas de raser Paris comme Varsovie, la capitale n'ayant aucun intérêt stratégique pour les belligérants, le front de l'Ouest - une guerre classique - n'étant pas le front de l'Est, une guerre d'anéantissement.
Schlöndorff livre une dernière anecdote confirmant selon lui que Choltitz s'est vanté : "Comme nous avons tourné au Meurice, QG de Choltitz, j'ai pu discuter avec le vieux barman qui l'avait connu. Dans les années 50, il avait vu arriver dans l'hôtel un monsieur coiffé d'un chapeau. Il l'avait reconnu et invité à prendre un verre. Mais Choltitz s'était esquivé. Croyez-vous qu'un homme qui aurait sauvé Paris aurait agi ainsi ?"
" Diplomatie "
Au-delà de l'exactitude historique, " Diplomatie " est d'une indéniable efficacité dramaturgique : deux hommes se regardent dans le blanc des yeux, tenant le sort d'une ville, et quelle ville, entre leurs mains, l'un retournant progressivement l'autre. Reprenant leurs rôles de la pièce de théâtre signée Cyril Gely, les deux acteurs font assaut de talent. Le matois Dussollier s'enroule autour du roc Arestrup, qui se fissure. L'argumentation contre la discipline. Avantage à l'acteur Arestrup, Schlöndorff, après Gely, tirant le meilleur parti de cette confrontation.
Le film de Volker Schlöndorff, Diplomatie,
est la version cinématographique d’une pièce de Cyril Gély dont le
sujet est la rencontre en aout 1944 du général von Choltitz, alors
fraichement nommé par Hitler gouverneur de Paris, avec l’ambassadeur de
Suède Raoul Nordling, ce dernier s’étant fixé comme but de convaincre le
général de renoncer à exécuter le plan, commandité par Hitler, de la
destruction de Paris. La pièce et le film sont des fictions. Les deux
hommes se sont en réalité peu vus et von Choltitz était d’avance
convaincu que le projet hitlérien de destruction de la plus belle ville
du monde était autant monstrueux qu’absurde.
L’invention
propre de Gély est celle-ci : Choltitz commence par réaffirmer à
Nordling sa foi en l’Allemagne et au Führer. Il fera sauter Paris. La
tour Choltitz est ébranlée quand Nordling lui objecte qu’en détruisant
Paris il ferait des allemands, pour l’éternité et pour le monde entier,
ceux qui ont détruit la plus belle ville du monde. (Le même argument, en
remplaçant « Paris » par « Juifs d’Europe », n'aurait-il pas au
contraire suscité chez von Choltitz plus de fierté que de honte?)
Le
général, qui commence par abandonner ces certitudes guerrières, fait
état à Nordling d’un décret récent de Hitler stipulant que, désormais,
toute désobéissance d’un officier serait sanctionnée par la mise à mort
de sa famille, mise à mort pouvant être particulièrement atroce (comme,
par exemple, dans le cas de la répression des officiers auteurs de
l’attentat manqué contre le Führer, en pendant les condamnés à des
crochets de boucherie). Or von Choltitz a une femme et trois enfants
dont deux filles, et détail important pour un "militaire de père en
fils", un petit garçon de 4 mois.
Le
spectateur croit que Choltitz marque un point – et alors même qu’on
sait que Paris n’a pas été détruite – lorsqu’il objecte à Nordling :
« Que feriez-vous à ma place ? » L’affaire apparaît donc pliée : Paris
sautera et la famille Choltitz sera sauve.
Mais
Nordling, en fin combattant du verbe, expose alors un plan de sauvetage
de cette famille : un réseau de résistance, le réseau Chanteclair,
prendra immédiatement en charge la femme et les enfants du général et
les conduira en Suisse. Il donne des précisions géographiques très
convaincantes.
Le
suspense, cependant, dure jusqu’au dernier moment. Rassuré,
semble-t-il, quant au sort de sa famille, von Chlotitz ordonne au
dernier moment de sursoir à l’ordre de destruction. Paris est sauvée.
Ou, plutôt, c’est de cette manière que Paris a été sauvée. Telle est la
thèse-fiction de Gély.
A
la toute fin du film on voit cependant Nordling jouer ironiquement avec
l’alliance que von Choltitz lui a confiée comme preuve d’identité à
montrer à sa femme. Bref, Nordling lui a menti. Il n’y a jamais eu de
réseau Chanteclair et Nordling s’est moqué du sort de la famille
Choltitz.
Dans
une interview à France Info André Dussolier, qui prête son immense
talent au personnage de Raoul Nordling, commente ainsi : « Il n’y a pas
un bon et un méchant… il y a à chaque fois des arguments qui sont tout à
fait compréhensibles dans la bouche de l’un ou de l’autre ». C’est un
peu vite dit. C’est l’indice qu’une vision superficielle du film est
possible, le « bluff de salaud » de l’ambassadeur compensant pour ainsi
dire la férocité guerrière du général prussien.
Mais,
que cela nous plaise ou pas, la rencontre est faussement symétrique. Le
film indique par exemple très clairement que von Chlotitz n’est pas
qu’un honorable officier de la Wehrmacht. Il a commis des crimes de
guerre. En 1939, dès le début de la guerre, il a ordonné le bombardement
de Rotterdam en sacrifiant sciemment la population civile : 800 morts
et 78000 sans abri. Il aurait par ailleurs participé, à l’est, à la
politique d’extermination nazie.
Lorsque
Nordling dit au général que sa propre épouse est juive et qu’il lui a
fallu la mettre à l’abri c’est aussi lui rappeler qu’il est l’assassin
virtuel « naturel » de sa femme et de ses enfants. Autrement dit von
Choltitz a l’initiative du crime contre l’humanité.
Ce
n’est pas qu’un général redoutable et, bien que haut en couleurs, peu
sympathique : c’est un grand criminel. Il a été sincèrement choqué par
les bombardements alliés sur les villes allemandes. Mais son émotion est
étroitement associée à la valorisation privilégiée et quasiment
exclusive qu’il accorde aux Allemands, valorisation qu’il n’a étendue ni
aux habitants de Rotterdam ni aux Juifs.
C’est
aussi la question du film : l’auto-valorisation raciste d’une partie
dans un conflit perturbe nécessairement le raisonnement universaliste.
Il ne faut pas y renoncer, certes, car c’est alors adopter le point de
vue de celui qu’on combat. Mais l’efficacité stratégique exigeait sans
doute une « extension du domaine de la lutte ». Comment pouvaient
répondre les alliés à une politique d’extermination et de nettoyage
ethnique à grande échelle ? Les historiens pensent que, du côté de
l’Ukraine, par exemple, ce fut l’équivalant d’un Oradour
tous les deux jours pendant trois ans qui a lieu. Pour le moins la
question est posée dès lors que la partie responsable du déclenchement
des hostilités fait la guerre aux peuples en tant que tels et non
seulement aux armées.
Il y a cependant une autre façon de comprendre le scénario de Cyril Gély.
La pièce a consisté surtout à mettre pendant une nuit von Choltitz et Nordling sous
le regard de l’autre, ce regard étant aussi celui, elliptique, de la
salle et des spectateurs. C’est dire que ce regard sert aussi d’écran
aux images d'eux-mêmes que souhaitent avoir les personnages, dussent-ils
renoncer aux valeurs qu’elles proclament tout en pariant sur leur
persistance mythique.
A
la fin du film von Choltitz, tout en superbe, déclare ainsi aux soldats
de l’hôtel où il a établi son QG qu’il les rejoint pour livrer la
dernière bataille. Ce fut un baroud d’honneur pour la forme : ils se
sont rendus. Sous le regard du spectateur von Choltitz a sorti quelques
heures, autre exemple, son révolver de service. On imagine que c’est
pour un beau suicide d’honneur. Mais, précisément, ce ne fut pas le cas!
Faisons
encore un pas. Quel est le but de von Choltitz ? Il n’est guère
avouable. Il se sait criminel de guerre. Il peut encourir des dizaines
d’années d’emprisonnement voire la peine de mort. En sauvant Paris il
sauve autant son image d’après-guerre qu’il donne un argument de taille à
sa défense. Lorsque, à propos de sa famille, il demande à Nordling
qu’est-ce qu’il ferait à sa place il demande en réalité qu’on l’aide à
se délivrer d’un scrupule. S’il fait sauter Paris il sauve sa famille
mais pas lui. Est-il suffisamment altruiste pour se sacrifier tout en
commettant un terrifiant urbanicide ? Et alors qu’on croit que Nordling
chancelle à son tour lorsque von Choltitz lui pose la question « que
feriez-vous à ma place ? » il se trouve au contraire face à face avec la faille du général. Et de s’engouffrer dans la brèche : von Choltitz a besoin de croire et d’imaginer que sa famille peut être sauvée.
Nordling aiguise alors l’arme fatale : le bobard sur le réseau Chanteclair et la mise à l’abri de la famille Choltitz.
Toute
la mauvaise foi de Choltitz semble alors éclater. De manière purement
rationnelle il n’a aucune raison de faire confiance à Nordling. Comment,
dans la situation présente, des résistants prendraient-ils le temps, et
des risques, pour mettre à l'abri la famille d'un criminel de guerre
allemand? Mais le fait de croire au bobard lui permet de s’arranger avec
sa conscience et de privilégier un intérêt strictement personnel.
Il
avait besoin, selon la logique secrète de la pièce, que Nordling lui
ménage une porte de sortie. Nordling a-t-il senti aussi cela ? A-t-il
compris que l’argument de la famille avancé par von Choltitz n’était pas
sur le fond décisif ?
La
réalité historique irait dans ce sens puisque c’est grâce au chaos de
la débâcle allemande que la famille de Choltitz échappa à la fureur
d’Hitler.
Choltitz
aurait pu détruire Paris. Mais il s’est trouvé dans la position de se
sauver lui-même en sauvant une ville qui avait la chance, pour lui,
d’avoir une aura mondiale exceptionnelle. Vers la fin du film von
Choltitz apprend que Nordling a en réalité informé la résistance de la
mission allemande destinée à préparer le sauvetage de la famille
Choltitz. La mission étant alors violemment interrompue le général avait
de quoi réaliser qu’il a été joué par Nordling. Le film ne montre
cependant pas à quel point il aurait dû alors accuser le coup. Au lieu
de cela il a fait le beau – il a fait son cinéma - tout en préparant sa reddition.
Il
ne fera que deux ans de prison en Angleterre et eut la chance de
pouvoir encore jouer au bon père de famille. (On ne saura peut-être
jamais avec exactitude quelle est la part de vérité et la part de bluff
de la "légende" von Choltitz. Je viens de lire qu'il aurait pris soin de
mettre sa famille à l'abri de la répression hitlérienne. Quoiqu'il en
soit il était absurde de faire confiance à Nordling ne serait-ce que
parce que, compte tenu des combats et des enjeux du moment, il n'aurait
pas trouver de forces susceptibles de se dévouer à la cause de la
famille d'un criminel de guerre.)
Personnellement
je vois von Choltitz comme un militaire totalement compromis et
corrompu par le nazisme et terminant sa carrière en adoptant une
stratégie purement et strictement personnelle. Il a bien joué car le
fait d'épargner Paris lui aura valu qu'on ne regarde pas de trop près
ses crimes contre les habitants de Rotterdam et les Juifs de l'est.
Il s’avère que ce calcul aménagea aussi la possibilité d’une réconciliation franco-allemande.
Comme
au sait que Paris ne brula pas le film est immédiatement hitchcokien.
Le suspense porte sur le comment, sur le chemin qu’a emprunté la
décision de von Choltitz de ne pas obéir à l’ordre d’Hitler.
André
Dussolier parle d’une partie d’échec. Il y a aussi beaucoup de poker
dans le film. Cela ressemble aussi à de la tauromachie. Von Choltitz est
un taureau furieux et Nordling un fragile et mince torero.
Mais von Choltitz est une « victime » consentante. Il ne demandait qu’à être trompé par Nordling.
Niels
Arestrup campe à merveille un général à l’ancienne, amoureux de
superbe, mais finissant totalement désenchanté après s’être laissé
corrompre par le nazisme et sa guerre totale contre les « peuples
inférieurs ».
---
Le témoignage de Raoul Nordling sur la reddition de von Choltitz à l'hôtel Meurice.
"...
Dés qu'il eut l'occasion d'avoir quelques secondes d'entretien sans
témoin avec Bender, écrit Nordling, il [von Choltitz] lui fit savoir que
les Français n'avaient qu'à simuler une attaque pour la forme. En
effet, von Choltitz était prêt à déposer les armes à l'instant même où
des troupes régulières françaises pénétreraient dans l'hôtel.
Mon
compagnon est revenu me trouver devant le Weber et nous avons regagné
le consulat par le même chemin. J'ai transmis la réponse des Allemands
au commandement de La Horie. La décision des Français était prise. Ils
allaient lancer une attaque contre l'hôtel Meurice. (...) Une demi-heure
plus tard environ, l'hôtel Meurice était envahi. L'état-major allemand
de Paris déposait les armes, et le général von Choltitz était fait
prisonnier avec toute sa suite.
Malheureusement, il fallut attendre plusieurs heures pour que les troupes d'occupation capitulent dans les autres quartiers". Sauver Paris, Mémoires du consul de Suède, Raoul Nordling, Payot 2012 page 236.
Il
semble assez clair que le but de von Choltitz aura été essentiellement
de sauver sa tête. Il a fait prendre des risques à sa famille. Il en
était bien sûr conscient. Mais c'est en négociant une bataille "pour la
forme" qu'il pensait ainsi démentir l'image d'un guerrier lâche et
traître - au regard de la SS - et non en se fiant à une promesse absurde
de Nordling. Mais, au final, rien ne l'empêcha de "sauver Paris" -
c'est-à-dire sa tête.
Paris
a bien valu une messe. Sa destruction ne valait pas de perdre la vie.
Le point faible de von Choltitz aura donc été d'aimer autant la vie que
Paris. Rationnel, et ne pouvant donc pas croire à la fable de Nordling,
il a compris que le néant de la mort l'aurait bientôt empêché de jouir
d'avoir été le destructeur de Paris.
Mais
alors quel est le sens de la fiction de la promesse "crapuleuse" de
Nordling? Le but était-il de faire prévaloir que, dans cette histoire,
la saloperie de l'un valait bien celle de l'autre? Toute une presse soit
disant critique est allée dans ce sens.
Mais pourquoi, sur le fond, ajouter une telle fiction à l'histoire?
Pourquoi la pièce? Pourquoi le film? N'est-ce pas, finalement, du
révisionnisme caché?